Des visages sous la menace

Le cinéma d’auteur soviétique et l’anthropologie du Dégel

Author
Christian Zehnder
Abstract
Depuis plusieurs décennies, de nombreuses études ont été consacrées à la question des gestes dans le cinéma soviétique. Bien que ce champ de recherche n’exclue pas les expressions faciales, l’exploration plus spécifique du visage et de ses affects reste nettement plus rare, en particulier pour le cinéma soviétique tardif. À la suite de la période stalinienne et ses tendances sculpturales et monumentales, la fin des années 1950 est marquée par une approche de la subjectivité, notamment dans Letjat žuravli / Quand passent les cigognes (1957) de Mikhaïl Kalatozov, à travers le gros plans du visage énigmatique de la protagoniste. Cette subjectivation à l’œuvre a joué un rôle formateur pour le cinéma du Dégel. Selon la thèse du présent article, ce processus s’est développé parallèlement au concept de « personnalité développée universellement » (« vsestoronne razvitaja ličnost’ »; du russe « lico », qui signifie à la fois ‘visage’ et ‘personne’), que l’on trouve dans l’anthropologie socialiste après Staline, formulée par le Parti communiste and reprise par les sciences sociales. Ce concept de personnalité redéfinissait l’idée du sacrifice de soi pour le collectif en incluant pour la première fois les besoins (de consommation) quotidiens. Ainsi, vers 1960, des représentants du cinéma d’auteur comme Marlen Khoutsiev, Andreï Tarkovski, Larissa Chepitko et encore Mikhaïl Romm ont, d’un côté, mis en scène avec emphase des visages en se référant plus ou moins ouvertement à l’anthropologie du Dégel. D’un autre côté, le visage dans ces films renvoie aux traumatismes d’une société d’après-guerre et possède un potentiel de perturbation considérable qui n’a pas encore été étudié en détail. Du point de vue du médium filmique, l’article discute des représentations relativement harmonieuses du visage, qui indiquent en même temps une tension indéniable entre optimisme de la reproductibilité technique et mise à nu de la vulnérabilité.
Keywords
cinéma soviétique, Dégel, cinéma d’auteur, Nouvelle Vague, visage, gros plan, personne, anthropologie, socialisme tardif.

Introduction : visage, gros plan et personne dans le cinéma soviétique

Quel lien entre discours du parti et création artistique ?

Le film facial de référence : Letjat žuravli / Quand passent les cigognes

Retour à l’enfance : le visage de l’enfant entre rêve et anéantissement

Le visage de la « personnalité développée universellement » et la tentation petite-bourgeoise

Conclusion : la faktura de la transfiguration

Remerciements

Bio

Bibliographie

Filmographie

Suggested Citation

In memoriam Robert Bird

Introduction : visage, gros plan et personne dans le cinéma soviétique

L’écrivain Boris Pasternak, dans son roman en vers Spektorskij (1925-1930), évoquant un intellectuel qui ne s’aligne pas à la Révolution, s’interrompt brusquement pour demander : « Croit-il [le lecteur], vivant dans la saisie de ce tableau, / À la véracité de l’histoire d’une personne isolée ? »1 Cette traduction est compliquée et bien trop prosaïque, mais elle nous plonge au cœur de la problématique que constitue la réflexion sur le visage au cinéma au regard des discours soviétiques formulés sur l’être humain. En effet, le mot russe pour désigner une personne, « lico », signifie en même temps « visage » – par analogie avec le terme grec de prósōpon (cf. Vasmer 1986 : 506). Par là même, l’expression « otdel’noe lico », « personne isolée », peut être traduite aussi bien par « visage individuel ». Il ne s’agit pas là d’un enjeu purement théorique, mais d’une ambiguïté qui est réellement présente dans le texte de Pasternak et qui est forcément perdue dans la plupart des traductions.2 De plus, le fait que Pasternak métaphorise le portrait poétique de son héros comme « tableau » (kartina) étaye une lecture complexe ; le concept dédoublé de « lico », tout comme celui de prósōpon, semble renvoyer à une représentation visuelle.

Il est certes beaucoup plus courant de souligner « l’ambivalence entre la personne (le visage) et le rôle (le masque) » ; c’est ce que fait typiquement Hans Belting, dans la lignée de Gilles Deleuze (et de Félix Guattari), avec le film Persona (1966, Suède) d’Ingmar Bergman (Belting 2019: 265-266). Pour Deleuze et Guattari, le visage est forcément une construction, il est toujours, d’une certaine manière, son propre masque. Dans Mille Plateaux (1980), ils le décrivent comme « machine abstraite » qui, à y regarder de plus près, garantit moins une personnalité singulière qu’elle ne suscite la peur et l’effroi (voir Löffler 2013: 88). Par contraste, nous voudrions ici mettre l’accent sur une double lisibilité qui n’oppose pas deux compréhensions, l’une primordiale (visage), l’autre construite (masque), mais qui recherche la personne à travers le visage, ne serait-ce qu’en raison de la double signification de « lico », évidente pour tout locuteur russophone.3 La synthèse, a priori exclue chez Deleuze et Guattari, qui consisterait non seulement à avoir un visage, mais, en tant que personne, à être visage (Löffler 2013: 91), se situe dans le contexte russo-soviétique à l’horizon du concevable au moins d’un point de vue linguistique. Cette tendance synthétique est soulignée en outre par le fait que dans la critique soviétique (et souvent encore post-soviétique), le mot « obraz » – « image » – fonctionne comme concept global pour désigner des personnages de fiction et leur représentation par le narrateur. Le possible lien direct entre le discours post-stalinien sur la personne et le visage cinématographique du Dégel est une expression évidente de cette attirance, curieusement peu prise en compte, qui est à l’origine du présent article.

La question que Pasternak pose au lecteur n’est pas seulement de savoir si celui-ci croit encore à la pertinence d’un destin individuel après l’effondrement du monde bourgeois – qui avait été celui de son héros Spektorskij et du « compagnon de route » Pasternak lui-même – mais aussi de savoir s’il est encore possible d’extraire, pour ainsi dire esthétiquement, un visage individuel du collectif révolutionnaire, visage qui ne porterait pas toujours déjà l’empreinte d’une société collectiviste. Ce qui est bien clair c’est que le concept de « personnalité » (« ličina », mot formé à partir de « lico ») – a priori teinté de théologie et de philosophie religieuse dans la spiritualité de « l’âge d’argent » russe – a été interprété après la Révolution et encore davantage sous le stalinisme comme une fonction subordonnée du collectif par le discours officiel mené par le Parti communiste et ses médias (cf. Bikbov 2008: 456). En ce sens, parler d’une personne « isolée » en 1930 était, du point de vue du mainstream idéologique, devenu un anachronisme et avait, au sens strict, perdu sa logique.

Ainsi, le texte de Pasternak offre un prisme approprié pour livrer ici un bref aperçu de « l’histoire du visage » qui va mener à la période dite du « Dégel ». Dans le cinéma soviétique, le début des années 1930 est un moment où l’expression du trouble – on pense aux aspects non contrôlables de la mimique artistique des années vingt – s’effacent des visages pour laisser place à une typification positive.4 Le premier cinéma soviétique, notamment Bronenosec « Potemkin » / Le Cuirassé Potemkine (1925, URSS) de Sergej Ejzenštejn, avait capté des visages troublés pour dénoncer la violence de l’Ancien Régime,utilisée contre des femmes pendant la révolution de 1905, avec la plus grande expressivité possible. Un exemple comparable est fourni par Mat’ / La mère (1926, URSS) de Vsevolod Pudovkin.

Cette expressivité n’était bien sûr pas quelque chose d’exclusivement soviétique ; il faut se rappeler qu’en 1924, Béla Balázs avait publié son Der sichtbare Mensch oder die Kultur des Films / L’homme visible et l’esprit du cinéma, traité classique qui contient des chapitres marquants sur le jeu du visage et le gros plan. Gilles Deleuze a par la suite développé ces réflexions sur le visage expressif dans sa philosophie du cinéma et a posé comme une sorte d’axiome l’affirmation que « L’image-affection, c’est le gros plan, et le gros plan, c’est le visage… ». L’image-affection selon Deleuze se compose d’un pôle impulsif caractérisé par l’intensité (« micro-mouvements ») et d’un pôle passif d’immobilité. Ainsi, il la définit comme « unité réfléchissante et réfléchie » (Deleuze 1983: 125 ; c’est l’auteur qui souligne).

Par rapport à cette double structure, le cinéma stalinien établira comme « icône » un visage qui est censé minimiser la tension entre les deux pôles de l’image-affection. Le visage stalinien dégage une sublime détermination, la maîtrise de soi et une harmonie et un calme quasiment sculptural.5 De bons exemples de cette évolution iconographique seraient Junost’ Maksima / La jeunesse de Maxime (1935, URSS) et Vozvraščenie Maksima / Le retour de Maxime (1937, URSS) de Grigorij Kozincev et Leonid Trauberg. Des films comme Sud česti / Тribunal d’honneur (1947, URSS) d’Abram Room, Sekretnaja Missija / Mission secrète (1950, URSS) de Mihail Romm ou encore Ob etom zabyvat’ nel’zja / Cela, il ne faut jamais l’oublier (1954, URSS) de Leonid Lukov nourrissent largement cette vision pour les années quarante et la première moitié des années cinquante. Il va de soi que l’on devrait davantage détailler la spécificité du cinéma stalinien entre 1930 et 1955. Il suffit de penser à Ivan Groznyj (1948, URSS) d’Ejzenštejn, film qui reprend bon nombre d’éléments « expressionnistes » des années 1920. Toujours est-il que la poétique d’Ejzenštejn est l’exception qui confirme la règle. En sortant le visage du cinéma narratif et en le soumettant au principe du montage, il le désindividualise bien sûr, mais d’une manière radicalement analytique, anti-organique, « formaliste », et par là même étrangère à l’esthétique stalinienne. Pour notre propos, nous pouvons retenir que le visage stalinien typique conservera jusqu’à la fin un aspect statique et monumental comme caractéristique de base6.

Dans le présent article, nous allons considérer une période dans l’histoire du cinéma soviétique après Staline – les dix années entre 1957 et 1966, le Dégel – où l’on peut observer deux développements majeurs que nous nommons la singularisation et la complexification du visage, en plaçant l’accent sur le cinéma d’auteur. Cette notion ne peut être assimilée au cinéma d’auteur en Europe occidentale en raison des conditions de production étatiques et du système élaboré de censure propres à l’Union Soviétique (cf. Godet 2010). Néanmoins, les films d’Andrej Tarkovskij (1932-1986), Larisa Šepit’ko (1938-1979), Marlen Huciev (1925-2019) ainsi que, dans une certaine mesure, du documentariste Pavel Kogan (1931-1998) que nous allons aborder ici peuvent être caractérisés comme étant à dominante « d’auteur » et donc comme relevant de ce phénomène que l’on appelle, à plus ou moins juste titre, la Nouvelle Vague (novaja volna) soviétique (cf. Zvonkine 2016: 178-184). On n’en dira certainement pas autant ni de Mihail Kalatozov (1903-1973) – qui était de plus d’une génération plus âgée et était clairement issu de l’industrie du cinéma stalinienne – ni de Mihail Romm (1901-1971), réalisateur de Lenin v Oktjabre / Lénine en octobre (1937, URSS) mais par ailleurs maître de Tarkovskij à l’Institut national de la cinématographie (VGIK) à l’époque du Dégel. Le film de Romm que nous étudierons, Obyknovennyj fašizm / Le fascisme ordinaire (1965, URSS), constitue l’adhésion tardive d’un réalisateur jadis stalinien à une sorte de cinéma d’auteur.

Notre argument est le suivant : le cinéma d’auteur soviétique qui a vu le jour vers 1960 restitue une expression troublée, parfois « néo-expressionniste », qui renvoie au passé récent, notamment à la Seconde Guerre mondiale et, implicitement, à la terreur stalinienne. En outre, ce cinéma va articuler, à partir de la singularisation et la complexification du visage, la teneur (petite-)bourgeoise de l’anthropologie du Dégel. Ce faisant, il dévoile critiquement l’implication consumériste de la personnalité conçue par la nouvelle doctrine sociale et culturelle après 1956.7 En d’autres termes, le cinéma s’avère alors être un médium qui remplit une fonction affirmative par rapport au discours officiel changeant, mais qui expose en même temps ses limites et ses paradoxes.

Dans les travaux récents consacrés aux gestes du cinéma soviétique, la mimique est bien sûr prise en considération pour décrire le « langage du corps » (jazyk tela) d’une manière intégrale.8 Cependant, le lien étroit et la tension entre la représentation du visage et le discours de la personne autour de 1960 n’ont pas été explorés jusqu’à présent. Dans ce but, il faut toutefois suspendre, au moins à titre heuristique, la thèse influente de Deleuze selon laquelle l’image-affection « est abstraite des coordonnées spatio-temporelles qui la rapporteraient à un état de choses et abstrait le visage de la personne » (Deleuze 1983: 123 ; cf. Belting 2019: 324). De manière plus générale, on peut dire que la décontextualisation radicale du visage par Deleuze (et Guattari), qui a un effet effrayant, doit être mise entre parenthèses en ce qui concerne notre corpus de films. Les fonctions de singularisation et de complexification que nous proposons ici ne réduisent pas le potentiel « intégral » d’une personne, mais détachent celle-ci plutôt du cadre collectiviste de la culture stalinienne. Car la corrélation du visage et de la personne, problématique à l’époque moderne et souvent peu plausible après les extinctions totalitaires, apparaît ici comme hautement fragile, mais néanmoins possible à travers cette fragilité. En effet, la relation entre visage et personne est précisément ce qui est renégocié dans l’anthropologie et l’esthétique assez nuancées, mais toujours « positives », du Dégel soviétique.

L’accent mis ici sur un corpus de productions canoniques russo-soviétiques notamment du studio Mosfilm, nous tenons à le noter, s’explique par des raisons pratiques plus que systématiques. Dans le cadre d’une recherche plus détaillée, il faudrait sans doute élargir le questionnement à des studios « périphériques » et aux cultures cinématographiques dites « nationales » de l’Union soviétique. Il est toutefois possible que le rapprochement de la culture visuelle avec un aspect de l’histoire des concepts, tel que nous le tentons ici, dépende effectivement largement de la langue discursive dominante et soit par ailleurs plus plausible dans le contexte « central » des productions de Mosfilm que par rapport à des cultures « décentralisées ». Dans leurs films de la période étudiée ici, par exemple Tini zabutyh predkiv / Les Chevaux de feu (Sergej Paradžanov, 1965, URSS) et Listopad / La Chute des feuilles (Otar Ioseliani, 1966, URSS), les cinéastes d’auteur Sergej Paradžanov (Arménie, Géorgie, Ukraine) et Otar Ioseliani (Géorgie) semblent moins concernés par le socialisme réformé comme tendance que l’on peut accueillir avec une attitude loyale, que les travaux de Tarkovskij ou de Šepit’ko des mêmes années.

Quel lien entre discours du parti et création artistique ?

La singularisation et la complexification du visage ont deux traits incommensurables : d’une part, dans une série de films d’auteur de l’époque, le visage est montré comme étant menacé, vulnérable, fragile. L’inquiétude qui le marque est souvent mise en scène par le fait que les personnages se touchent le visage (ce qui indique d’ailleurs bien que la mimique ne puisse être traitée en faisant abstraction de la gestuelle). Cette mimique d’une expression troublée suggestive a une portée personnelle, psychologique et anthropologique ; le visage cinématographique devient le lieu privilégié où les traumatismes tabouisés de la guerre ainsi que de la terreur peuvent être évoqués discrètement.9

D’autre part, il faut signaler un trait hautement optimiste et affirmatif. Les années qui précèdent et suivent 1960 constituent une période du « retour triomphal du terme ličnost’ [personnalité] dans le vocabulaire des sciences humaines et de la rhétorique officielle », comme l’a fait remarquer le sociologue Aleksandr Bikbov (2008: 455). À « l’évaluation au maximum négative » du culte de la personnalité stalinien (kul’t ličnosti) avancée dans l’exposé secret de Khrouchtchev au 20e congrès du PCUS de 1956 », écrit Bikbov, s’oppose sa « valorisation dans le contexte du ‘développement universel de la personnalité humaine’ [vsestoronnee razvitie čelovečeskoj ličnosti] », formulée en séance plénière du 21e congrès du Parti de 1959.10

Concrètement, le premier secrétaire et donc le Parti définissait désormais le socialisme comme un « développement universel de la personnalité humaine dans les conditions de la collectivité »11. Le concept a été ensuite repris dans différentes variantes comme par exemple un « développement intégral de la liberté de la personnalité » (vsemernoe razvitie svobody ličnosti) dans le Troisième programme du Parti Communiste de l’Union Soviétique, publié en juillet 1961 (« Programma Kommunističeskoj partii Sovetskogo Sojuza » 1962: 224). Il est de provenance clairement marxienne ; en effet, le jeune Marx avait parlé en 1844 de « l’homme total » (totaler Mensch) qui, après l’abolition de la propriété privée, s’appropriera « son essence universelle d’une façon universelle » (sein allseitiges Wesen auf eine allseitige Art) (cité d’après Goerdt 1989: 354), figure de pensée qui jouera également un certain rôle dans le marxisme des temps de la Révolution, mais qui n’aura point de place dans le stalinisme.

A partir de 1960, ce concept de personne a très vite fait carrière dans les sciences humaines et sociales en Union soviétique. Les publications académiques qui le portent en titre sont légion.12 Quel signification acquiert-il ? Bikbov (2008, 478) le définit comme un « espace de compromis » qui permettait de combiner des traits apparemment incompatibles : d’un côté, le concept plaçait la personnalité dans un cadre de collectivité socialiste, comme cela était prévu par le discours révolutionnaire. Mais contrairement au modèle du communisme militant et ascétique des années 1920 et – différemment – du stalinisme, le nouvel idéal inclut les besoins quotidiens et la consommation. Selon Bikbov, c’est dans cette perspective qu’est apparue une « ‘nouvelle personnalité’ qui, dans les conditions de la ‘coexistence pacifique’ [de la Guerre froide], a pris des traits (petits-)bourgeois de manière ciblée mais contre tous les impératifs politiques. »13

Petr Vajl’ et Aleksandr Genis ont apporté une réponse plausible à la question de savoir comment les concepts du socialisme réformé ont été mis en œuvre dans la société et comment ils ont été intégrés dans la pensée particulièrement de l’intelligentsia. Vajl’ et Genis notent à propos du Troisième programme du Parti communiste de l’Union soviétique (1961), le document politique clé du Dégel :

Peu de gens ont lu le programme du PCUS. Lorsque l’on parle de sa réception, il faut penser aux paraphrases du texte, c’est-à-dire à ce qui est resté dans les esprits après les interminables marmonnements à la radio et à la télévision, les incantations dans les slogans et les journaux. Certes, des milliers d’ouvrages savants de toutes sortes interprétant le Programme ont été publiés, mais c’est quelque chose qui relève de la propagande ou de la carrière. L’imagination [voobraženie] est une autre question (Vajl’/Genis 1998: 17).

Dans le cas des cinéastes du temps, même s’ils étaient de jeunes représentants d’un cinéma d’auteur relativement libre, on peut suivre l’argument de Vajl’ et Genis et au moins supposer un tel effet du programme politique, anthropologique et culturel sur leur « imagination » en général. Pour Mihail Romm, membre du parti, professeur au VGIK et directeur du troisième département de l’association créative du studio Mosfilm, on va assumer des voies beaucoup plus directes de cet impact idéologique. Mutatis mutandis ce constat serait applicable à Marlen Huciev.

Le film facial de référence : Letjat žuravli / Quand passent les cigognes

Letjat žuravli / Quand passent les cigognes de Mihail Kalatozov, grand succès en Union soviétique comme à l’Ouest et récompensé par la Palme d’or à Cannes en 1958, est l’histoire de Veronika dont le fiancé se porte volontaire au début de la guerre, en été 1941. Après que sa famille a été décimée dans un bombardement de Moscou, Veronika est recueillie par la famille de son fiancé désormais absent. Le cousin de ce dernier, un pianiste, tente de la séduire. Dans une longue scène dramatique qui représente un viol, il brise la résistance de Veronika. La deuxième partie du film montre la vie de couple malheureuse que Veronika mène avec lui pendant leur évacuation. Elle finit par quitter cet homme qu’elle n’a jamais aimé et qui lui est infidèle, tout en continuant à espérer revoir un jour son ancien fiancé. À la fin du film, nous voyons Veronika l’attendre à la réception des rapatriés du front à Moscou après la victoire sur l’Allemagne nazi. Elle apprend qu’il a été tué et commence à distribuer des fleurs aux camarades qui l’entourent. Ainsi, Veronika, toujours insaisissable, s’intègre pour la première fois au collectif et devient, dans les derniers cadres, une héroïne « compatible » avec le socialisme, bien que toujours solitaire. Son visage, encore baigné de larmes, se referme alors de manière statique, sculpturale, elle est soumise, on peut le dire, à une désubjectivation. Sur le plan esthétique, on pourrait même parler d’une re-stalinisation du film (fig. 1).

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Gros plans de la protagoniste qui montrent son visage troublé à différents degrés.

Le nom Veronika n’est pas le plus courant en russe et a une légère touche exotique. De fait, il n’est pas impossible que les scénaristes aient pensé à la dérivation latino-grecque médiévale du nom : vera eikon – la « vraie image ». Le nom peut également être dérivé du grec férō et níkē: ‘celle qui apporte la victoire’, ce qui, vu le comportement de Veronika, reviendrait à une profonde ironie. Quoi qu’il en soit, le visage de Veronika dans Letjat žuravli / Quand passent les cigognes est « vrai » précisément dans la mesure où, comme le remarque Oksana Bulgakova, elle « reste un mystère pour elle-même » et n’est pas une beauté classique (on pourrait ajouter qu’elle est appelée « belka » par son fiancé, l’écureuil, surnom qui semble évoquer son regard opaque). La « subjectivation inhabituelle » de la protagoniste, continue Bulgakova, « est soutenue par l’individualisation retrouvée de la perspective cinématographique […] » (Bulgakova 1999: 120). Concrètement, des ombres indiquent sa « vulnérabilité et annoncent les horreurs de la guerre. Lorsque la guerre commence, l’éclairage lumineux et vivifiant disparaît du film », comme l’a noté Aleksandr Prohorov (2007: 181).

En effet, du point de vue de l’histoire du cinéma, beaucoup de cadres de Letjat žuravli / Quand passent les cigognes suggèrent, à l’exception peut-être de la scène finale, un retour aux procédés du cinéma des années 1920 : angles extravagants, éclairage expressionniste, parfois caméra à l’épaule, en outre une bande sonore souvent volontairement chaotique – et donc aussi un retour à l’expression troublée, marque du cinéma d’Ejzenštejn, comme facteur constructif de l’image. Cette réactualisation des procédés d’avant-garde jouera encore un rôle considérable dans le premier long métrage de Tarkovskij, Ivanovo detstvo / L’Enfance d’Ivan.14

Si nous essayons dès lors de situer Veronika, à partir de son visage, en tant que « personnalité » (lico – ličnost’) dans le discours de l’époque – qu’il anticipe plutôt que de le refléter – nous dirons qu’elle ne correspond plus au modèle communiste d’une inscription sans reste (que ce soit un modèle d’absorption dans le collectif ou alors d’une incarnation charismatique de celui-ci), ni, ou pas encore, au « compromis » anthropologique, c’est-à-dire l’hybride de traits socialistes et petits-bourgeois qui s’annonce dans la deuxième moitié des années 1950. Au contraire, Veronika, qui aime sans compromis, devient, selon l’expression de Pasternak citée ci-dessus, une « personne isolée » et elle le reste peut-être même dans la scène finale quasiment socialiste-réaliste. En tant qu’amante malheureuse et espérant contre toute vraisemblance, elle garde aussi un « visage isolé ». Dans la terminologie du Dégel, elle n’est cependant pas une personnalité « développée universellement » car dans son comportement, elle est nettement trop passive et distancée. Sa réinscription dans le collectif à la fin du film est censée relativiser la singularisation de Veronika comme « vraie image » particulière, mais l’effet est plutôt inverse ; l’impression de son écart est encore renforcée.

Retour à l’enfance : le visage de l’enfant entre rêve et anéantissement

Si le visage de Veronika reste pris dans une oscillation entre expressivité et fermeture, entre néo-avant-garde et réalisme socialiste, Ivanovo detstvo / L’Enfance d’Ivan du jeune Tarkovskij, qui remporta le Lion d’or à Venise en 1962, constitue, lui, un document clé pour le phénomène que nous décrivons ici comme « visage menacé ». Ce film, l’adaptation d’une nouvelle de Vladimir Bogomolov (Ivan, 1957), raconte l’histoire d’un enfant-soldat qui est fait prisonnier par les nazis et exécuté avant la libération de Berlin, comme l’apprend à la fin l’un des officiers qui connaissait le garçon.

Une séquence de rêve envoûtante au début du film montre déjà le visage d’Ivan comme étant en danger. Le célèbre gros plan qui le place derrière une toile d’araignée est, on peut le dire, une composition achevée. Cela ne change rien au fait qu’elle découpe voire quadrille de manière bien inquiétante son visage. Ensuite, nous voyons Ivan planer dans les airs sur une musique atmosphérique et enfin, en plan de profil, allongé sur la terre sèche et sur des racines noueuses. Avec un regard désormais soucieux, il tient sa main devant le soleil ; une sorte de filet, formé cette fois par ses doigts, se forme à nouveau sur son visage (fig. 2).