Introduction : visage, gros plan et personne dans le cinéma soviétique
Quel lien entre discours du parti et création artistique ?
Le film facial de référence : Letjat žuravli / Quand passent les cigognes
Retour à l’enfance : le visage de l’enfant entre rêve et anéantissement
Le visage de la « personnalité développée universellement » et la tentation petite-bourgeoise
In memoriam Robert Bird
L’écrivain Boris Pasternak, dans son roman en vers Spektorskij (1925-1930), évoquant un intellectuel qui ne s’aligne pas à la Révolution, s’interrompt brusquement pour demander : « Croit-il [le lecteur], vivant dans la saisie de ce tableau, / À la véracité de l’histoire d’une personne isolée ? »1 Cette traduction est compliquée et bien trop prosaïque, mais elle nous plonge au cœur de la problématique que constitue la réflexion sur le visage au cinéma au regard des discours soviétiques formulés sur l’être humain. En effet, le mot russe pour désigner une personne, « lico », signifie en même temps « visage » – par analogie avec le terme grec de prósōpon (cf. Vasmer 1986 : 506). Par là même, l’expression « otdel’noe lico », « personne isolée », peut être traduite aussi bien par « visage individuel ». Il ne s’agit pas là d’un enjeu purement théorique, mais d’une ambiguïté qui est réellement présente dans le texte de Pasternak et qui est forcément perdue dans la plupart des traductions.2 De plus, le fait que Pasternak métaphorise le portrait poétique de son héros comme « tableau » (kartina) étaye une lecture complexe ; le concept dédoublé de « lico », tout comme celui de prósōpon, semble renvoyer à une représentation visuelle.
Il est certes beaucoup plus courant de souligner « l’ambivalence entre la personne (le visage) et le rôle (le masque) » ; c’est ce que fait typiquement Hans Belting, dans la lignée de Gilles Deleuze (et de Félix Guattari), avec le film Persona (1966, Suède) d’Ingmar Bergman (Belting 2019: 265-266). Pour Deleuze et Guattari, le visage est forcément une construction, il est toujours, d’une certaine manière, son propre masque. Dans Mille Plateaux (1980), ils le décrivent comme « machine abstraite » qui, à y regarder de plus près, garantit moins une personnalité singulière qu’elle ne suscite la peur et l’effroi (voir Löffler 2013: 88). Par contraste, nous voudrions ici mettre l’accent sur une double lisibilité qui n’oppose pas deux compréhensions, l’une primordiale (visage), l’autre construite (masque), mais qui recherche la personne à travers le visage, ne serait-ce qu’en raison de la double signification de « lico », évidente pour tout locuteur russophone.3 La synthèse, a priori exclue chez Deleuze et Guattari, qui consisterait non seulement à avoir un visage, mais, en tant que personne, à être visage (Löffler 2013: 91), se situe dans le contexte russo-soviétique à l’horizon du concevable au moins d’un point de vue linguistique. Cette tendance synthétique est soulignée en outre par le fait que dans la critique soviétique (et souvent encore post-soviétique), le mot « obraz » – « image » – fonctionne comme concept global pour désigner des personnages de fiction et leur représentation par le narrateur. Le possible lien direct entre le discours post-stalinien sur la personne et le visage cinématographique du Dégel est une expression évidente de cette attirance, curieusement peu prise en compte, qui est à l’origine du présent article.
La question que Pasternak pose au lecteur n’est pas seulement de savoir si celui-ci croit encore à la pertinence d’un destin individuel après l’effondrement du monde bourgeois – qui avait été celui de son héros Spektorskij et du « compagnon de route » Pasternak lui-même – mais aussi de savoir s’il est encore possible d’extraire, pour ainsi dire esthétiquement, un visage individuel du collectif révolutionnaire, visage qui ne porterait pas toujours déjà l’empreinte d’une société collectiviste. Ce qui est bien clair c’est que le concept de « personnalité » (« ličina », mot formé à partir de « lico ») – a priori teinté de théologie et de philosophie religieuse dans la spiritualité de « l’âge d’argent » russe – a été interprété après la Révolution et encore davantage sous le stalinisme comme une fonction subordonnée du collectif par le discours officiel mené par le Parti communiste et ses médias (cf. Bikbov 2008: 456). En ce sens, parler d’une personne « isolée » en 1930 était, du point de vue du mainstream idéologique, devenu un anachronisme et avait, au sens strict, perdu sa logique.
Ainsi, le texte de Pasternak offre un prisme approprié pour livrer ici un bref aperçu de « l’histoire du visage » qui va mener à la période dite du « Dégel ». Dans le cinéma soviétique, le début des années 1930 est un moment où l’expression du trouble – on pense aux aspects non contrôlables de la mimique artistique des années vingt – s’effacent des visages pour laisser place à une typification positive.4 Le premier cinéma soviétique, notamment Bronenosec « Potemkin » / Le Cuirassé Potemkine (1925, URSS) de Sergej Ejzenštejn, avait capté des visages troublés pour dénoncer la violence de l’Ancien Régime,utilisée contre des femmes pendant la révolution de 1905, avec la plus grande expressivité possible. Un exemple comparable est fourni par Mat’ / La mère (1926, URSS) de Vsevolod Pudovkin.
Cette expressivité n’était bien sûr pas quelque chose d’exclusivement soviétique ; il faut se rappeler qu’en 1924, Béla Balázs avait publié son Der sichtbare Mensch oder die Kultur des Films / L’homme visible et l’esprit du cinéma, traité classique qui contient des chapitres marquants sur le jeu du visage et le gros plan. Gilles Deleuze a par la suite développé ces réflexions sur le visage expressif dans sa philosophie du cinéma et a posé comme une sorte d’axiome l’affirmation que « L’image-affection, c’est le gros plan, et le gros plan, c’est le visage… ». L’image-affection selon Deleuze se compose d’un pôle impulsif caractérisé par l’intensité (« micro-mouvements ») et d’un pôle passif d’immobilité. Ainsi, il la définit comme « unité réfléchissante et réfléchie » (Deleuze 1983: 125 ; c’est l’auteur qui souligne).
Par rapport à cette double structure, le cinéma stalinien établira comme « icône » un visage qui est censé minimiser la tension entre les deux pôles de l’image-affection. Le visage stalinien dégage une sublime détermination, la maîtrise de soi et une harmonie et un calme quasiment sculptural.5 De bons exemples de cette évolution iconographique seraient Junost’ Maksima / La jeunesse de Maxime (1935, URSS) et Vozvraščenie Maksima / Le retour de Maxime (1937, URSS) de Grigorij Kozincev et Leonid Trauberg. Des films comme Sud česti / Тribunal d’honneur (1947, URSS) d’Abram Room, Sekretnaja Missija / Mission secrète (1950, URSS) de Mihail Romm ou encore Ob etom zabyvat’ nel’zja / Cela, il ne faut jamais l’oublier (1954, URSS) de Leonid Lukov nourrissent largement cette vision pour les années quarante et la première moitié des années cinquante. Il va de soi que l’on devrait davantage détailler la spécificité du cinéma stalinien entre 1930 et 1955. Il suffit de penser à Ivan Groznyj (1948, URSS) d’Ejzenštejn, film qui reprend bon nombre d’éléments « expressionnistes » des années 1920. Toujours est-il que la poétique d’Ejzenštejn est l’exception qui confirme la règle. En sortant le visage du cinéma narratif et en le soumettant au principe du montage, il le désindividualise bien sûr, mais d’une manière radicalement analytique, anti-organique, « formaliste », et par là même étrangère à l’esthétique stalinienne. Pour notre propos, nous pouvons retenir que le visage stalinien typique conservera jusqu’à la fin un aspect statique et monumental comme caractéristique de base6.
Dans le présent article, nous allons considérer une période dans l’histoire du cinéma soviétique après Staline – les dix années entre 1957 et 1966, le Dégel – où l’on peut observer deux développements majeurs que nous nommons la singularisation et la complexification du visage, en plaçant l’accent sur le cinéma d’auteur. Cette notion ne peut être assimilée au cinéma d’auteur en Europe occidentale en raison des conditions de production étatiques et du système élaboré de censure propres à l’Union Soviétique (cf. Godet 2010). Néanmoins, les films d’Andrej Tarkovskij (1932-1986), Larisa Šepit’ko (1938-1979), Marlen Huciev (1925-2019) ainsi que, dans une certaine mesure, du documentariste Pavel Kogan (1931-1998) que nous allons aborder ici peuvent être caractérisés comme étant à dominante « d’auteur » et donc comme relevant de ce phénomène que l’on appelle, à plus ou moins juste titre, la Nouvelle Vague (novaja volna) soviétique (cf. Zvonkine 2016: 178-184). On n’en dira certainement pas autant ni de Mihail Kalatozov (1903-1973) – qui était de plus d’une génération plus âgée et était clairement issu de l’industrie du cinéma stalinienne – ni de Mihail Romm (1901-1971), réalisateur de Lenin v Oktjabre / Lénine en octobre (1937, URSS) mais par ailleurs maître de Tarkovskij à l’Institut national de la cinématographie (VGIK) à l’époque du Dégel. Le film de Romm que nous étudierons, Obyknovennyj fašizm / Le fascisme ordinaire (1965, URSS), constitue l’adhésion tardive d’un réalisateur jadis stalinien à une sorte de cinéma d’auteur.
Notre argument est le suivant : le cinéma d’auteur soviétique qui a vu le jour vers 1960 restitue une expression troublée, parfois « néo-expressionniste », qui renvoie au passé récent, notamment à la Seconde Guerre mondiale et, implicitement, à la terreur stalinienne. En outre, ce cinéma va articuler, à partir de la singularisation et la complexification du visage, la teneur (petite-)bourgeoise de l’anthropologie du Dégel. Ce faisant, il dévoile critiquement l’implication consumériste de la personnalité conçue par la nouvelle doctrine sociale et culturelle après 1956.7 En d’autres termes, le cinéma s’avère alors être un médium qui remplit une fonction affirmative par rapport au discours officiel changeant, mais qui expose en même temps ses limites et ses paradoxes.
Dans les travaux récents consacrés aux gestes du cinéma soviétique, la mimique est bien sûr prise en considération pour décrire le « langage du corps » (jazyk tela) d’une manière intégrale.8 Cependant, le lien étroit et la tension entre la représentation du visage et le discours de la personne autour de 1960 n’ont pas été explorés jusqu’à présent. Dans ce but, il faut toutefois suspendre, au moins à titre heuristique, la thèse influente de Deleuze selon laquelle l’image-affection « est abstraite des coordonnées spatio-temporelles qui la rapporteraient à un état de choses et abstrait le visage de la personne » (Deleuze 1983: 123 ; cf. Belting 2019: 324). De manière plus générale, on peut dire que la décontextualisation radicale du visage par Deleuze (et Guattari), qui a un effet effrayant, doit être mise entre parenthèses en ce qui concerne notre corpus de films. Les fonctions de singularisation et de complexification que nous proposons ici ne réduisent pas le potentiel « intégral » d’une personne, mais détachent celle-ci plutôt du cadre collectiviste de la culture stalinienne. Car la corrélation du visage et de la personne, problématique à l’époque moderne et souvent peu plausible après les extinctions totalitaires, apparaît ici comme hautement fragile, mais néanmoins possible à travers cette fragilité. En effet, la relation entre visage et personne est précisément ce qui est renégocié dans l’anthropologie et l’esthétique assez nuancées, mais toujours « positives », du Dégel soviétique.
L’accent mis ici sur un corpus de productions canoniques russo-soviétiques notamment du studio Mosfilm, nous tenons à le noter, s’explique par des raisons pratiques plus que systématiques. Dans le cadre d’une recherche plus détaillée, il faudrait sans doute élargir le questionnement à des studios « périphériques » et aux cultures cinématographiques dites « nationales » de l’Union soviétique. Il est toutefois possible que le rapprochement de la culture visuelle avec un aspect de l’histoire des concepts, tel que nous le tentons ici, dépende effectivement largement de la langue discursive dominante et soit par ailleurs plus plausible dans le contexte « central » des productions de Mosfilm que par rapport à des cultures « décentralisées ». Dans leurs films de la période étudiée ici, par exemple Tini zabutyh predkiv / Les Chevaux de feu (Sergej Paradžanov, 1965, URSS) et Listopad / La Chute des feuilles (Otar Ioseliani, 1966, URSS), les cinéastes d’auteur Sergej Paradžanov (Arménie, Géorgie, Ukraine) et Otar Ioseliani (Géorgie) semblent moins concernés par le socialisme réformé comme tendance que l’on peut accueillir avec une attitude loyale, que les travaux de Tarkovskij ou de Šepit’ko des mêmes années.
La singularisation et la complexification du visage ont deux traits incommensurables : d’une part, dans une série de films d’auteur de l’époque, le visage est montré comme étant menacé, vulnérable, fragile. L’inquiétude qui le marque est souvent mise en scène par le fait que les personnages se touchent le visage (ce qui indique d’ailleurs bien que la mimique ne puisse être traitée en faisant abstraction de la gestuelle). Cette mimique d’une expression troublée suggestive a une portée personnelle, psychologique et anthropologique ; le visage cinématographique devient le lieu privilégié où les traumatismes tabouisés de la guerre ainsi que de la terreur peuvent être évoqués discrètement.9
D’autre part, il faut signaler un trait hautement optimiste et affirmatif. Les années qui précèdent et suivent 1960 constituent une période du « retour triomphal du terme ličnost’ [personnalité] dans le vocabulaire des sciences humaines et de la rhétorique officielle », comme l’a fait remarquer le sociologue Aleksandr Bikbov (2008: 455). À « l’évaluation au maximum négative » du culte de la personnalité stalinien (kul’t ličnosti) avancée dans l’exposé secret de Khrouchtchev au 20e congrès du PCUS de 1956 », écrit Bikbov, s’oppose sa « valorisation dans le contexte du ‘développement universel de la personnalité humaine’ [vsestoronnee razvitie čelovečeskoj ličnosti] », formulée en séance plénière du 21e congrès du Parti de 1959.10
Concrètement, le premier secrétaire et donc le Parti définissait désormais le socialisme comme un « développement universel de la personnalité humaine dans les conditions de la collectivité »11. Le concept a été ensuite repris dans différentes variantes comme par exemple un « développement intégral de la liberté de la personnalité » (vsemernoe razvitie svobody ličnosti) dans le Troisième programme du Parti Communiste de l’Union Soviétique, publié en juillet 1961 (« Programma Kommunističeskoj partii Sovetskogo Sojuza » 1962: 224). Il est de provenance clairement marxienne ; en effet, le jeune Marx avait parlé en 1844 de « l’homme total » (totaler Mensch) qui, après l’abolition de la propriété privée, s’appropriera « son essence universelle d’une façon universelle » (sein allseitiges Wesen auf eine allseitige Art) (cité d’après Goerdt 1989: 354), figure de pensée qui jouera également un certain rôle dans le marxisme des temps de la Révolution, mais qui n’aura point de place dans le stalinisme.
A partir de 1960, ce concept de personne a très vite fait carrière dans les sciences humaines et sociales en Union soviétique. Les publications académiques qui le portent en titre sont légion.12 Quel signification acquiert-il ? Bikbov (2008, 478) le définit comme un « espace de compromis » qui permettait de combiner des traits apparemment incompatibles : d’un côté, le concept plaçait la personnalité dans un cadre de collectivité socialiste, comme cela était prévu par le discours révolutionnaire. Mais contrairement au modèle du communisme militant et ascétique des années 1920 et – différemment – du stalinisme, le nouvel idéal inclut les besoins quotidiens et la consommation. Selon Bikbov, c’est dans cette perspective qu’est apparue une « ‘nouvelle personnalité’ qui, dans les conditions de la ‘coexistence pacifique’ [de la Guerre froide], a pris des traits (petits-)bourgeois de manière ciblée mais contre tous les impératifs politiques. »13
Petr Vajl’ et Aleksandr Genis ont apporté une réponse plausible à la question de savoir comment les concepts du socialisme réformé ont été mis en œuvre dans la société et comment ils ont été intégrés dans la pensée particulièrement de l’intelligentsia. Vajl’ et Genis notent à propos du Troisième programme du Parti communiste de l’Union soviétique (1961), le document politique clé du Dégel :
Peu de gens ont lu le programme du PCUS. Lorsque l’on parle de sa réception, il faut penser aux paraphrases du texte, c’est-à-dire à ce qui est resté dans les esprits après les interminables marmonnements à la radio et à la télévision, les incantations dans les slogans et les journaux. Certes, des milliers d’ouvrages savants de toutes sortes interprétant le Programme ont été publiés, mais c’est quelque chose qui relève de la propagande ou de la carrière. L’imagination [voobraženie] est une autre question (Vajl’/Genis 1998: 17).
Dans le cas des cinéastes du temps, même s’ils étaient de jeunes représentants d’un cinéma d’auteur relativement libre, on peut suivre l’argument de Vajl’ et Genis et au moins supposer un tel effet du programme politique, anthropologique et culturel sur leur « imagination » en général. Pour Mihail Romm, membre du parti, professeur au VGIK et directeur du troisième département de l’association créative du studio Mosfilm, on va assumer des voies beaucoup plus directes de cet impact idéologique. Mutatis mutandis ce constat serait applicable à Marlen Huciev.
Letjat žuravli / Quand passent les cigognes de Mihail Kalatozov, grand succès en Union soviétique comme à l’Ouest et récompensé par la Palme d’or à Cannes en 1958, est l’histoire de Veronika dont le fiancé se porte volontaire au début de la guerre, en été 1941. Après que sa famille a été décimée dans un bombardement de Moscou, Veronika est recueillie par la famille de son fiancé désormais absent. Le cousin de ce dernier, un pianiste, tente de la séduire. Dans une longue scène dramatique qui représente un viol, il brise la résistance de Veronika. La deuxième partie du film montre la vie de couple malheureuse que Veronika mène avec lui pendant leur évacuation. Elle finit par quitter cet homme qu’elle n’a jamais aimé et qui lui est infidèle, tout en continuant à espérer revoir un jour son ancien fiancé. À la fin du film, nous voyons Veronika l’attendre à la réception des rapatriés du front à Moscou après la victoire sur l’Allemagne nazi. Elle apprend qu’il a été tué et commence à distribuer des fleurs aux camarades qui l’entourent. Ainsi, Veronika, toujours insaisissable, s’intègre pour la première fois au collectif et devient, dans les derniers cadres, une héroïne « compatible » avec le socialisme, bien que toujours solitaire. Son visage, encore baigné de larmes, se referme alors de manière statique, sculpturale, elle est soumise, on peut le dire, à une désubjectivation. Sur le plan esthétique, on pourrait même parler d’une re-stalinisation du film (fig. 1).
Le nom Veronika n’est pas le plus courant en russe et a une légère touche exotique. De fait, il n’est pas impossible que les scénaristes aient pensé à la dérivation latino-grecque médiévale du nom : vera eikon – la « vraie image ». Le nom peut également être dérivé du grec férō et níkē: ‘celle qui apporte la victoire’, ce qui, vu le comportement de Veronika, reviendrait à une profonde ironie. Quoi qu’il en soit, le visage de Veronika dans Letjat žuravli / Quand passent les cigognes est « vrai » précisément dans la mesure où, comme le remarque Oksana Bulgakova, elle « reste un mystère pour elle-même » et n’est pas une beauté classique (on pourrait ajouter qu’elle est appelée « belka » par son fiancé, l’écureuil, surnom qui semble évoquer son regard opaque). La « subjectivation inhabituelle » de la protagoniste, continue Bulgakova, « est soutenue par l’individualisation retrouvée de la perspective cinématographique […] » (Bulgakova 1999: 120). Concrètement, des ombres indiquent sa « vulnérabilité et annoncent les horreurs de la guerre. Lorsque la guerre commence, l’éclairage lumineux et vivifiant disparaît du film », comme l’a noté Aleksandr Prohorov (2007: 181).
En effet, du point de vue de l’histoire du cinéma, beaucoup de cadres de Letjat žuravli / Quand passent les cigognes suggèrent, à l’exception peut-être de la scène finale, un retour aux procédés du cinéma des années 1920 : angles extravagants, éclairage expressionniste, parfois caméra à l’épaule, en outre une bande sonore souvent volontairement chaotique – et donc aussi un retour à l’expression troublée, marque du cinéma d’Ejzenštejn, comme facteur constructif de l’image. Cette réactualisation des procédés d’avant-garde jouera encore un rôle considérable dans le premier long métrage de Tarkovskij, Ivanovo detstvo / L’Enfance d’Ivan.14
Si nous essayons dès lors de situer Veronika, à partir de son visage, en tant que « personnalité » (lico – ličnost’) dans le discours de l’époque – qu’il anticipe plutôt que de le refléter – nous dirons qu’elle ne correspond plus au modèle communiste d’une inscription sans reste (que ce soit un modèle d’absorption dans le collectif ou alors d’une incarnation charismatique de celui-ci), ni, ou pas encore, au « compromis » anthropologique, c’est-à-dire l’hybride de traits socialistes et petits-bourgeois qui s’annonce dans la deuxième moitié des années 1950. Au contraire, Veronika, qui aime sans compromis, devient, selon l’expression de Pasternak citée ci-dessus, une « personne isolée » et elle le reste peut-être même dans la scène finale quasiment socialiste-réaliste. En tant qu’amante malheureuse et espérant contre toute vraisemblance, elle garde aussi un « visage isolé ». Dans la terminologie du Dégel, elle n’est cependant pas une personnalité « développée universellement » car dans son comportement, elle est nettement trop passive et distancée. Sa réinscription dans le collectif à la fin du film est censée relativiser la singularisation de Veronika comme « vraie image » particulière, mais l’effet est plutôt inverse ; l’impression de son écart est encore renforcée.
Si le visage de Veronika reste pris dans une oscillation entre expressivité et fermeture, entre néo-avant-garde et réalisme socialiste, Ivanovo detstvo / L’Enfance d’Ivan du jeune Tarkovskij, qui remporta le Lion d’or à Venise en 1962, constitue, lui, un document clé pour le phénomène que nous décrivons ici comme « visage menacé ». Ce film, l’adaptation d’une nouvelle de Vladimir Bogomolov (Ivan, 1957), raconte l’histoire d’un enfant-soldat qui est fait prisonnier par les nazis et exécuté avant la libération de Berlin, comme l’apprend à la fin l’un des officiers qui connaissait le garçon.
Une séquence de rêve envoûtante au début du film montre déjà le visage d’Ivan comme étant en danger. Le célèbre gros plan qui le place derrière une toile d’araignée est, on peut le dire, une composition achevée. Cela ne change rien au fait qu’elle découpe voire quadrille de manière bien inquiétante son visage. Ensuite, nous voyons Ivan planer dans les airs sur une musique atmosphérique et enfin, en plan de profil, allongé sur la terre sèche et sur des racines noueuses. Avec un regard désormais soucieux, il tient sa main devant le soleil ; une sorte de filet, formé cette fois par ses doigts, se forme à nouveau sur son visage (fig. 2).
Dans la partie principale du film, il devient clair qu’Ivan a perdu depuis longtemps l’enfance dont il rêve dans les flashbacks. La guerre la lui a confisquée. Il est plein de haine, son visage en est impénétrable et obscurci. La photographie et l’éclairage se rapprochent ici de Letjat žuravli / Quand passent les cigognes. Lorsqu’il éclate en sanglots une nuit, la caméra capte le visage bouleversé d’Ivan en y ajoutant en montage une fresque de la Vierge avec l’enfant provenant d’une église bombardée des environs (fig. 3). Cela signifie qu’Ivan ne peut plus être sauvé en tant que « personne isolée » et « visage isolé » – sinon par une transfiguration religieuse.
La photo de prisonnier que les nazis ont prise de lui avant son exécution et que le jeune officier soviétique trouvera à Berlin montre son visage de garçon figé (fig. 4). Il rayonne de résistance et d’insoumission, mais c’est comme s’il portait un masque. Si nous regardons attentivement, nous apercevons que la photo est rayée et maculée d’encre de tampon. Cette facture (« faktura », terme clé du formalisme russe) indique l’étrangeté et la violence « matérielle » de la photo.
Tout à la fin, une fois de plus, le film transcende l’horreur pour s’élever au monde des souvenirs. Mais la malédiction de la perte du visage ne le quitte pas : Ivan s’enfuit dans la mer, allusion évidente à la fin des Quatre Cents Coups de François Truffaut (1959, France). La juxtaposition philosophique des deux films, proposée par Jean-Paul Sartre en 1963, trouve dans ce plan une solide base iconographique (qui n’est toutefois pas mentionnée par Sartre) (Sartre 1986: 11-12). La différence essentielle réside dans le fait que l’enfant chez Truffaut, Antoine Doinel, ne continue pas à courir, mais qu’il est saisi en train de se retourner avec un regard troublé mais plein de vie vers la caméra, souligné par le titre « Fin ». Ivan, quant à lui, continue à courir, filmé de dos, non pas vers la mer ouverte, mais vers un arbre noir, et le titre « Fin du film » (Konec fil’ma) apparaît sur un fond complètement obscurci (fig. 5). Même si nous nous souvenons désormais du visage vrai et beau d’Ivan sur ce fond sombre, il n’apparaît plus à l’écran en tant qu’image.
Dans le film de diplôme de Tarkovskij, Katok i skripka / Le rouleau compresseur et le violon (1960, URSS) et une série d’autres films du Dégel comme Mal’čik i golub’ / Le garçon et le pigeon (1961, URSS) d’Andrej Končalovskij ou Čelovek idet za solncem / L’homme va vers le soleil (1961, URSS) de Mihail Kalik, le motif de l’enfance avait pris, dans la lignée du court métrage français d’Albert Lamorisse Le ballon rouge (1956), une dimension féerique et légèrement utopique (surtout dans le film de Kalik, où le soleil du sud, en Moldavie, peut être conçu comme une image mythique de « l’avenir lumineux »). Ivanovo detstvo / L’Enfance d’Ivan est en revanche l’histoire d’une enfance rendue impossible – ce qui est encore souligné drastiquement par le matériau documentaire des enfants de Joseph et Magda Goebbels, assassinés probablement par leurs parents, qui est inséré à la fin du film.
Quelques années plus tard, en 1965, Mihail Romm procédera de manière très similaire dans son documentaire Obyknovennyj fašizm / Le fascisme ordinaire, mais il le fera avec une référence plus claire et plus didactique que Tarkovskij au discours de la personnalité du Dégel. Le film montre la rupture civilisationnelle de la Shoah – mise en relief par la technique du montage – comme une attaque contre le caractère unique de chaque personne humaine (fig. 6). Plus particulièrement, Romm discute la politique d’extermination des Juifs de manière très universalisante comme un état d’exception dans lequel l’idée d’innocence même est anéantie : le visage d’enfant.
Comme nous l’avons mentionné, Romm avait été le maître de Tarkovskij. Au sein de Mosfilm, il avait veillé à ce que la version intégrale d’Ivanovo detstvo / L’Enfance d’Ivan reste en grande partie inchangée – notamment aussi en ce qui concerne l’insertion de matériel documentaire (cf. Johnson/Petrie 1994: 68).
Romm signale la fragilité du visage humain par des moyens discrets : se ronger les ongles indique un état fragile, des mains devant la caméra interrompent souvent l’apparition pleine des visages (fig. 7).
Larisa Šepit’ko va pousser ces procédés plus loin dans Kryl’ja / Les ailes (1966, URSS).15 La protagoniste de ce film, Nadežda, une vétérane de guerre, pilote d’avion, ne s’adapte pas à la nouvelle époque plus libérale du début des années 1960. Elle ne trouve de langage commun ni avec sa fille adoptive, ni avec le fiancé de celle-ci et ses amis. Lors d’une scène de visite, le visage rigide de Nadežda est plusieurs fois caché par d’autres, et elle se touche le visage par gêne.
En l’occurrence, on ne peut manquer de percevoir une violence latente, une agressivité refoulée si l’on considère de plus la manière dont elle vient de maltraiter au couteau un gâteau (fig. 8). En nous référant de nouveau au discours de la personnalité du Dégel, nous dirons que la représentante de l’ancienne génération, issue du stalinisme, et de la jeune génération, éduquée et un peu snob, ont du mal à reconnaître leurs conceptions respectives de la personne humaine vis-à-vis de la société. Le problème est en effet réciproque ; car ce ne sont pas seulement les défauts dans la personnalité de la protagoniste « arriérée » qui sont exposés à travers son visage, mais tout autant le fait que le « développement universel » de la personne humaine – lieu commun intellectuel et culturel de la jeune génération dans Kryl’ja / Les ailes16 – reste un idéal non réalisé, qui implique plus de traits petits-bourgeois que les jeunes ne sont prêts à admettre. À cet égard, le film illustre à merveille ce que Bikbov écrit à propos de l’anthropologie du Dégel : l’abandon inavoué de l’ascétisme révolutionnaire sous le signe d’une personnalité intégrale.
En la même année 1966, dans Ijul’skij dožd’ / Pluie de juillet (URSS), c’est Marlen Huciev qui va montrer comment idéal humaniste17 et consommation s’entremêlent mutuellement en milieu urbain18. Le générique de cette œuvre-clé sur le processus d’embourgeoisement du socialisme – et en même temps un chef-d’œuvre de la Nouvelle Vague soviétique – superpose des tableaux d’art religieux de la renaissance italienne (Raphaël, Leonardo et d’autres) avec un panorama de la Moscou contemporaine (cf. Harte 2017: 138-139).
La bande sonore introduit le son d’une radio qui passe d’une station à l’autre et capte ainsi des bribes de culture populaire les plus diverses, des nouvelles à la musique en passant par la récitation de poèmes ou la transmission d’un match de football. Nous avons devant nous une image raffinée de la distraction dans une société du spectacle (appliquer la notion de Guy Debord à un système non capitaliste semble peu familier, néanmoins le film de Huciev le justifie pleinement). La caméra ne rencontre la protagoniste Lena dans les rues, parmi les passants, qu’au bout de quelques minutes. Et un jeu muet s’instaure aussitôt avec elle ; Lena se tourne plusieurs fois vers la caméra et fait apparaître son visage (fig. 9).
Involontairement, nous établissons un lien entre elle et les peintures de la Renaissance. En même temps, un malaise s’annonce, suggéré par le début de La nuit sur le mont chauve de Modest Musorgskij ainsi que par des grondements de tonnerre. Un orage éclate alors et Lena va en attendre la fin avec d’autres passants, adossée à un mur. Du point de vue iconographique, ce plan constitue une référence évidente à Ladri di biciclette / Le voleur de bicyclette (1948, Italie) de Vittorio de Sica et donc, pars pro toto, à l’éthos du néoréalisme italien – dans un film qui, par ailleurs, renvoie plutôt à l’esthétique de surface de Michelangelo Antonioni (notamment à L’avventura, 1960, Italie/France).
En effet, Huciev n’utilise pas l’iconographie néoréaliste pour dresser au premier chef un portrait « humaniste » de ses personnages. La caméra reste à distance et place les visages de Lena et de l’étranger qui va lui prêter sa veste dans l’encerclement de deux grands cadrans, c’est-à-dire devant des affiches publicitaires de montres (fig. 10).
Le malaise qui avait été dans l’air jusque-là se cristallise ainsi en une critique de la consommation, même si cette critique reste encore discrète, non déclarative. Ce n’est qu’un peu plus tard que le film dissout le mystère des portraits de la Renaissance, qui avaient été montrés apparemment sans motivation dans le générique : nous apprenons que Lena travaille dans une typographie qui fabrique des reproductions en masse de peintures classiques, destinées à la consommation individuelle (fig. 11). Le film traite donc très concrètement du visage peint « à l’époque de sa reproductibilité technique » au détriment de son « aura » – pour reprendre très globalement la terminologie de Walter Benjamin. En même temps, il est évident que le médium du film, tout en regrettant cette perte qui va avec un « détachement [de l’image] du domaine de la tradition » (Benjamin), est à même de compenser cette perte et de restituer une certaine magie de l’image.19
Huciev est très proche de Tarkovskij à cet égard, même si ce dernier va encore plus loin dans son iconophilie cinématique, comme nous le verrons à la fin.
Or cette qualité extraordinaire atteinte par l’art qu’est la restitution de l’aura ne résout pas la question anthropologique. Le concept socialiste de la « personnalité développée universellement » de la fin des années 1950 et du début des années 1960, avec ses implications petites-bourgeoises et consuméristes, est-il démasqué dans Ijul’skij dožd’ / Pluie de juillet et, par là même, accusé d’être une illusion ? Ou bien Huciev – membre du Parti, l’un des rares communistes parmi les représentants de la Nouvelle Vague soviétique – voulait-il plutôt montrer que ce concept récent n’avait été réalisé que partiellement ou faussement ?
Les deux tendances sont clairement présentes dans le film et donc les deux optiques semblent être justifiées.20 La partie principale traite de la relation de Lena avec le scientifique Vladimir, très carriériste. Après une phase pénible d’aliénation du couple, digne d’Antonioni, Lena va finalement refuser la demande en mariage assez tiède de Vladimir et le quitter. On voit Lena descendre alors dans les rues et acheter une pomme à un stand de fruits, symbole d’une initiation à une nouvelle vie et, du point de vue de l’histoire du cinéma, un écho à la photogénie du cinéma d’Oleksandr Dovženko, notamment Zеmlja / La terre (1930, URSS) à laquelle se référait également Ivanovo detstvo / L’Enfance d’Ivan de Tarkovskij dans les séquences de rêve – et peut-être même Šepit’ko dans Kryl’ja / Les ailes quand la sévère Nadežda sort, achète des cornouilles à un stand, ne peut pas les laver à un robinet défectueux, après quoi elle est prise, de manière presque féerique pour ce film « laconique », dans un orage réjouissant.
L’histoire de Lena dans Ijul’skij dožd’ / Pluie de juillet peut être conçue comme le passage d’une compréhension superficielle à une compréhension plus riche et nuancée de la personne humaine. Un changement dans l’iconographie en témoigne : alors que le début est placé sous le signe des reproductions de peintures, la fin offre un panorama de portraits vivants et, on peut le dire, profondément émouvants : Lena court dans une fête spontanée de vétérans à l’occasion du 9 mai.21 En se détachant un peu, elle rencontre des jeunes gens, étudiants et élèves, dont les visages semblent être tournés avec piété et, en même temps, une légère incrédulité vers la joie colorée de la génération de la guerre (fig. 12).
Huciev considérait cette scène comme « la meilleure du film », et lors du montage de la séquence, il se serait précipité dans le couloir, « car j’ai failli éclater en sanglots, tellement forte était l’impression que cela faisait »22. Comment caractériser les visages de cette scène finale ? D’abord il est important de noter que Huciev lui-même a mis en relation le trouble dans le regard des jeunes avec la vague mais puissante peur d’une guerre nucléaire imminente dans les années 1960. Voilà encore, dans un autre registre que chez Tarkovskij cinq ans auparavant, et plus directement que dans Kryl’ja / Les ailes de Šepit’ko, une apparition de visages menacés. Si nous voulions parler ici de visages troublés, il s’agirait alors – surtout si l’on considère le fond sonore stéréotypiquement russe (balalaïka) – d’un mode troublé élégiaque, presque nostalgique, et même teinté de patriotisme. De surcroît, il s’agirait de troubles pleins d’espoir, dans la mesure où ces visages sans retouches sont les visages de « personnalités développées universellement » à venir. En tant que « vrais visages », ils feraient éclater, dans un avenir indéfini, l’opposition entre individualisme et collectivisme (équilibre qui n’est si évidemment pas atteint par la fin « positive » du film référence, Letjat žuravli / Quand passent les cigognes). Dans ce sens-là, cette scène pleine d’angoisse, selon la propre lecture de Huciev, témoigne encore de loin de l’optimisme utopique du Dégel qui se terminera au plus tard deux ans après avec l’entrée des chars soviétiques dans Prague.
Šepit’ko et Huciev n’étaient pas seuls à formuler le problème du lien entre visage et personnalité en 1966. Un documentaire de la même année pose la question de savoir comment les hommes de l’après-guerre peuvent se reconnaître dans la personnalité parfaite incarnée, du point de vue du paradigme emphatique de la Kunstgeschichte, par la peinture de la Renaissance.23 Le court-métrage Vzgljanite na lico / Regardez le visage (URSS) de Pavel Kogan offre une sorte de synthèse des éléments que nous avons discutés jusqu’ici. Le film montre différents groupes de visiteurs conduits devant la Madonna Litta (1490) de Léonard de Vinci à l’Ermitage de Leningrad – des gens simples, des intellectuels, des personnes âgées, des jeunes, des enfants, des touristes (fig. 13). Ici reviennent les procédés que nous avons rencontrés avec Šepit’ko et Romm : la fragilité des visages est accentuée par le fait qu’ils disparaissent derrière d’autres et que les personnes filmées se touchent le visage avec pudeur.
Kogan effectue la transition de la caméra de l’image vers les spectateurs avec plus d’optimisme que Huciev dans Ijul’skij dožd’ / Pluie de juillet : après une longue séquence « ekphrastique » de la peinture, la caméra s’éloigne de la Madonna Litta pour se tourner vers le public et, curieusement, d’abord vers un père avec un bébé dans les bras. Ce qu’explique alors la guide du musée à propos de l’homme pur – ou, comme elle le formule, de son « image généralisée » (obobščennyj obraz) – vaut en substance pour tous les spectateurs qui sont en train de l’écouter, c’est-à-dire des personnes les plus diverses, indépendamment de leur âge et de leur genre, et l’enfant Jésus de la peinture devient un modèle d’enfant tout court, y compris des enfants d’Union soviétique. À travers l’art classique, regardez le visage de tout le monde pour reconnaître en lui ou en elle une personnalité épanouie ! – voilà ce que nous enseigne le film. Ainsi, le court-métrage Vzgljanite na lico / Regardez le visage met en scène l’idée d’une synthèse entre socialisme en tant qu’universalisme culturel et consommation d’art.
C’est également de 1966 que date le chef-d’œuvre peut-être le plus connu du cinéma d’auteur soviétique et de l’art facial cinématographique tout court : Andrej Rublev / Andreï Roublev de Tarkovskij. Après avoir surmonté toutes les crises et horreurs en tant qu’artiste et contemporain du joug tatar, le peintre d’icônes Andrej Rublev et le jeune fils d’un fondeur de cloches Boriska (joué par le même acteur qu’Ivan dans Ivanovo detstvo / L’Enfance d’Ivan, Nikolaj Burljaev) vont se consacrer à leurs talents artistiques respectifs. Plus que tout autre auteur de sa génération, Tarkovskij insiste sur la créativité (tvorčestvo) comme défi central et lieu d’épanouissement de la personne humaine. Si l’adjectif « tvorčeskij » et le substantif « tvorčestvo » étaient omniprésents dans le programme du Parti Communiste de 1961, tout en y désignant de manière très générale l’effort humain pour le collectif, chez Tarkovskij, l’insistance sur la créativité s’étendait de moins en moins au modèle ingénieriste du socialisme.24 On voit ce passage particulièrement bien dans Andrej Rublev / Andreï Roublev.
À la fin, le film passe du noir et blanc à la couleur, et nous voyons un travelling « ekphrastique » se dérouler en silence, en l’occurrence sur les icônes de Rublev telles qu’elles nous sont parvenues depuis le XIVe siècle. Cette exposition filmique ne s’arrête pas sur les détails abstraits, quasiment « suprématistes » d’icônes qu’elle focalise d’abord, et même pas sur la fameuse Trinité (Troica) dont nous voyons également des détails, mais finalement sur l’icône du Christ pantocrator (Hristos Vsederžitel’). Comme les autres icônes filmées, celle-ci est gravement endommagée. Tarkovskij recherche très consciemment cette faktura du défectueux, et la saluer en tant que cinéaste. On se souvient dans ce contexte des égratignures et des taches sur la photo de prison d’Ivan dans Ivanovo detstvo / L’Enfance d’Ivan. Mais – comme Tarkovskij semble l’affirmer dans son film de 1966 – le visage « pur » qu’est le visage du Christ ne peut être défait à travers ces troubles historiques, pas plus que par la pluie qui s’abat alors et qui assombrit une surface de bois brut, vraisemblablement le dos de l’icône (fig. 14). La pluie se dépose sur les choses comme un film. À un niveau supérieur, la pluie s’avère être cette pellicule qui, sensible à la lumière, capte et enregistre tout.
Si l’on se réfère encore une fois à la question posée par Pasternak dans les années 1920 sur la possibilité et la véracité d’une « personne isolée » (otdel’noe lico), Tarkovskij y répond, bien plus directement que Kogan dans son court-métrage, que c’est le visage du Christ, en tant que « celui qui tient tout » (vsederžitel’), qui crée chaque visage individuel en premier lieu. Georges Didi-Huberman considère ce processus, l’attribution d’un visage particulier à un visage modèle, en utilisant la notion de « facies » (Didi-Huberman 1982: 51-52). En l’occurrence, ce prototype est l’image du Christ qui nous regarde. Tarkovskij, lui, met en œuvre cette conception religieuse du visage en tenant compte de ses complexifications médiatiques. Il ne se contente pas d’entourer la « personnalité développée universellement » du Dégel d’une réflexion profondément inquiète, assurément loyale, comme d’autres réalisateurs de la Nouvelle Vague soviétique, notamment Šepit’ko et Huciev. Au contraire, il en fait – selon l’expression de Robert Bird – une « icône en celluloïd » (Bird 2010). L’icône en celluloïd n’est pas une icône « intérieure » (Clément 2017) pour ainsi dire spiritualisée. L’icône en celluloïd englobe la menace, les troubles et même la déformation du visage, y compris par les médias qui le représentent, et déploie ainsi une pertinence spirituelle d’autant plus grande.
Christian Zehnder
University of Bamberg
christian.zehnder@uni-bamberg.de
Je tiens à remercier les organisatrices du colloque « Visages perturbés / Disturbed Faces / Verstörte Gesichter » (Université de Genève, 3-5 novembre 2022) ainsi que les participants du séminaire de recherche de slavistique de l’Université de Fribourg et de l’Université de Berne, particulièrement Patrick Flack.
1« Неужто, жив в охвате той картины, / Он верит в быль отдельного лица ? » (Pasternak 2004: 38) – Sauf indication contraire, toutes les traductions sont les miennes, Ch. Z.
2En français, « figure » serait bien entendu un candidat valable, or des associations rhétoriques seraient dès lors trop fortes ; ce n’est pas par hasard que le traducteur André Markowicz n’actualise pas cette option. Il traduit « lico » comme « individu », choix qui fait clairement perdre l’aspect de visage : « Ayant vécu dans ce tableau, qui daigne / Croire à l’histoire d’un individu […] » (Pasternak 1990: 38).
3 La distinction entre visage et masque se trouve également, d’une manière ou d’une autre, au centre de l’art et de la pensée orthodoxe russe et mutatis mutandis slave orientale – « lico » et « ličina » – du Portret / Le portrait (1836 ; 1842) de Nikolaj Gogol’ à l’Iskonostas / L’Iconostase (1922) de Pavel Florenskij – à la différence près qu’il s’y ajoute le concept théologique et iconographique de « lik » (proche de l’Antlitz connu de l’allemand), qui transcende l’opposition « lico » vs « ličina ». Afin d’aborder plus directement le discours soviétique, nous ne nous référerons cependant pas à cette terminologie. De plus, nous renonçons en l’occurrence à utiliser la phénoménologie du visage d’Emmanuel Levinas, de Jean-Luc Marion et d’autres, car cette perspective dépasserait largement le cadre restreint de notre position de problème.
4Nous ne pensons en l’occurrence pas aux défigurations (“disfigurations”) voire aux pertes de visages, motif répandu dans les arts modernes, mais au contraire d’agitations qui permettent quand même de reconnaître des personnes à travers leurs visages. Pour un traitement récent de la défiguration cf. Jirsa 2021.
5 Voir Gradinari 2020: 252-254 (chapitre « Panzerung des Kollektivkörpers »). Sur le contexte plus large de l’« utopie pétrifiée » voir Dobrenko/Balina 2009.
6Le film Człowiek z marmuru / L’homme de marbre (1977, RPP) d’Andrzej Wajda présente peut-être la synthèse la plus connue du phénomène de la personne devenue « sculpture », et il traite précisément du stalinisme tardif qui coïncidait avec le stalinisme polonais tout court (1948-1955) (cf. Wampuszyc 2018: 27).
7Sur le consumérisme soviétique après Staline cf. Kozlov/Gilburd 2013: 42-46.
8Oksana Bulgakova (2005: 272-275) analyse la manière de bouger non disciplinée de jeunes gens pendant une démonstration lors du 1er mai dans Zastava Il’iča / La Porte Ilitch / Mne dvadcat’ let / J’ai vingt ans (1965, URSS) de Marlen Huciev, et leurs gestes indiquent une certaine liberté vis-à-vis de l’idéologie. Pour signaler d’autres travaux traitant du langage du corps au cinéma : Civ’jan 2010 ; Hedberg Olenina/Schulzki 2017 ; Hedberg Olenina 2020. En revanche, on trouve étonnamment peu d’études comme l’ouvrage fréquemment cité de Jacques Aumont (Aumont 1992), consacrées plus spécifiquement au cinéma russe/soviétique ou plus largement de l’Europe orientale notamment pour l’époque post-stalinienne.
9Par sa notion du « chahut du visage », Georges Didi-Huberman conceptualise un visage « au-delà de toute expressivité psychologique ou physionomique » mais qui a la « capacité à s’ouvrir vers nous comme un champ, comme un puits d’inquiétudes, de conflits, de symptômes » (Didi-Huberman 1992: 44). Cette idée d’un « champ » symptomatique correspond très précisément au rôle que nous attribuons ici au visage menacé – même si dans nos exemples le « chahut » reste discret et relativement harmonieux, comme nous l’avons remarqué a fortiori par rapport à Deleuze (et Guattari). Pour une discussion de cette formule de Didi-Huberman cf. Jirsa 2021: 28.
10Nous utilisons le terme « universel » pour rendre « vsestoronne », ici selon Schaff 1982: 8. Une autre possibilité serait « intégral ».
11« Doklad tov. N. S. Hruščeva na Vneočerednom XXI s’’ezde KPSS » (cité d’après Bikbov 2008: 468, n. 43).
12 Voir, entre autres, Z. Efimova, Stroitel’stvo kommunizma i vsestoronnee razvitie ličnosti [La construction du communisme et le développement intégral de la personnalité] (Iževsk 1961) ; P. Krjažev, Obščestvo i ličnost’ [Société et personnalité] (Moscou 1961) ; T. Dautov, Kommunizm i vsestoronnee razvitie ličnosti [Le communisme et le développement intégral de la personnalité], (Alma-Ata 1963) ; Kommunizm i ličnost’ [Communisme et personnalité] (Moscou 1964), etc. (Bikbov 2008: 463, n. 20).
13Bikbov 2008: 468 (également 465 et 480). Cette thèse d’un tournant petit-bourgeois est encore renforcée dans une version plus longue de l’article (Bikbov 2014). L’aspect petit-bourgeois est précisément l’innovation de Bikbov vis-à-vis l’article de Wilhelm Goerdt (1989) dans le Historisches Wörterbuch der Philosophie qui ne considère pas le contexte de la réapparition du terme autour de 1960, mais le place uniquement et plutôt abstraitement dans l’histoire du marxisme.
14Prohorov (2007: 58) précise cependant que « ces références à l’avant-garde ne témoignaient pas d’un renouveau de la ‘poétique de l’attraction’, mais expriment de nouvelles valeurs culturelles : un rejet du monumentalisme, un élargissement du cadre strict du grand style stalinien et une remise en question de la primauté des intérêts de la grande famille, c’est-à-dire de l’État, sur les intérêts de la personnalité. »
15 Il serait instructif de suivre les visages inquiets dans les films ultérieurs de Šepit’ko comme Ty i ja / Toi et moi (URSS, 1971) et encore Proščanie / Les adieux à Matiora (achevé par Elem Klimov, URSS, 1981). Nous nous limitons ici toutefois aux films antérieurs à 1968.
16Dans Ty i ja / Toi et moi, un des personnages parlera encore du « talent, épanouit à l’extrême » (talant, predel’no raskryvajuščij sebja).
17 Bikbov parle même de l’idéal classique de kalokagathia en référence au programme du PCUS de 1961 : « Assurer le développement universel de la personnalité sur tous les plans, ce qui comprend la richesse spirituelle, la pureté morale et la perfection physique » (Bikbov 2008: 462, n. 19).
18 Dix ans auparavant, en 1956, Huciev avait signé Vesna na Zarečnoj ulice / Printemps dans la rue Zaretchnaïa (1956, URSS), en quelque sorte le premier film du Dégel qui, tout en remplissant encore les règles du réalisme socialiste, annonce une nouvelle sensibilité esthétique et émotionnelle.
19« Die Reproduktionstechnik […] löst das Reproduzierte aus dem Bereich der Tradition ab » (Benjamin 1963: 13). Sur les problèmes d’une application de la thèse de Benjamin au cinéma (russe) voir Drubek 2012: 316 et passim.
20La seconde lecture, socialiste orthodoxe, a été articulée par le réalisateur Lev Mirskij lors de la discussion du scénario par la commission du film : « Ce scénario est contre l’esprit petit-bourgeois et philistin [meščanstvo], contre l’opportunisme, il affirme la valeur de l’homme en tant que tel. […] Ce scénario confirme en quelque sorte l’une des dispositions du programme de notre Parti, à savoir que les fonctions de l’État sont progressivement transférées dans les mains de la société » (cité d’après Dedinskij/Rjabčikova 2021: 20).
21Les enregistrements de la célébration de vétérans qu’utilise le film, tourné en 1965 et 1966, datent des débuts du tournage (1961) de Zastava Il’iča / La Porte Ilitch, le film précédent de Huciev, sorti en 1965 dans une version censurée sous le titre Mne dvadcat’ let / J’ai vingt ans (cf. Dedinskij/Rjabčikova 2021: 96 ; Hlopljankina 1990: 31). Ce n’est que depuis l’année de jubilée 1965 que le Jour de la victoire est redevenu une fête et un jour férié officiel avec une parade militaire sur la Place rouge.
22 « […] чуть сам не разревелся, такое это произвело впечатление » (cité d’après Dedinskij/Rjabčikova 2021: 96).
23L’adaptation cinématographique du Hamlet de Shakespeare dans la traduction de Pasternak par Grigorij Kozincev (Gamlet, URSS, 1964) s’inscrit, entre autres, dans cette même tendance du Dégel à fonctionnaliser l’homme de la Renaissance comme modèle pour la vision d’une personnalité socialiste libre et créatrice (cf. Prohorov 2007: 138-139). Le visage de Hamlet (Innokentij Smoktunovskij) n’y joue toutefois pas un rôle aussi éminent que dans les portraits de la Renaissance italienne chez Huciev ou chez Kogan en 1966.
24Sur l’ingénieur insoumis comme « personnalité créatrice » dans le roman Ne hlebom edinym / L’Homme ne vit pas seulement de pain (1956) de Vladimir Dudincev et son impact clé sur le discours du Dégel voir Prohorov 2007: 85.
Christian Zehnder is a professor of Slavic literatures at the Otto Friedrich University of Bamberg. His research interests include Slavic literatures of the eighteenth to the twenty-first century at the intersection of poetics and the history of ideas, intellectual history, and religion; the Warsaw underground during World War II and late Soviet underground culture; Soviet cinema of the 1960s in a global context; ecopoetics and ethical criticism. Recent publications: Writers in Transit: Reconsidering the Trajectories of Third-Wave Émigrés from the Soviet Union (co-edited thematic cluster); “Celebration and Abstraction: The Documentary Mode of Jonas Mekas’s Diary Films” (in: Documentary Aesthetics in the Long 1960s in Eastern Europe and Beyond, 2024); A Space of Agency and Play: Rewritings of Romantic Activism in Polish Literature (2022; in German). He is a research partner of the project “Communities of Dialogue: Russian and Ukrainian Émigrés in Modernist Prague” (2023–2027) of the Swiss National Foundation.
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